Témoignages : Journée internationale des femmes et des filles de science

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11/02/2022

Alors que moins de 30% des chercheurs dans le monde sont des femmes, et que ce taux s’effondre lorsqu’on considère les fonctions à responsabilité dans les laboratoires, comment inspirer les générations futures, susciter des vocations et en même temps, faire prendre conscience de ce problème aussi au sein de la communauté scientifique ? Depuis deux ans, l’ESPCI Paris – PSL s’est dotée d’une chargée de mission Egalité. Objectif : analyser les données relatives au genre à l’école et dans les laboratoires afin de proposer un plan d’action pour améliorer la situation.
À l’occasion de la journée internationale des femmes et des filles de science organisée par l’ONU, nous avons donné la parole à trois d’entre elles : Valérie Pichon est directrice adjointe du laboratoire CBI, professeure de chimie analytique à Sorbonne Université, Hélène Lecomte est ingénieure ESPCI, actuellement chargée de médiation scientifique au Laboratoire des Sciences du climat et de l’environnement, Gisella Vetere est professeure de neurosciences à l’école, responsable de l’équipe « Cerebral codes and circuits connectivity » au sein du Laboratoire Plasticité du Cerveau.

De gauche à droite : Gisella Vetere, Valérie Pichon et Hélène Lecomte

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Valérie Pichon (VP) :
Je travaille au développement de méthodes et d’outils permettant d’analyser des molécules variées dans des échantillons complexes pour répondre à des besoins sociétaux en lien à la fois avec la santé, l’environnement, la sécurité mais aussi pour répondre au besoin de l’industrie.

Hélène Lecompte (HL) : Je suis alternante au Laboratoire des Sciences du climat et de l’environnement. J’aide à la médiation scientifique, à l’organisation de projets culturels liés aux sciences du climat.

Gisella Vetere (GV) : Avec mon équipe, nous étudions comment nos émotions peuvent influencer et modifier dans le temps la représentation que nous avons d’un souvenir. Nous « creusons » dans le cerveau pour trouver la voie de stockage et de rappel des souvenirs traumatiques.

Qu’est-ce qui est le plus motivant dans votre métier ?

VP : Former les jeunes à la recherche et creuser de nouveaux projets.

HL : Travailler avec plein d’équipes de recherche, toujours découvrir des savoirs scientifiques et agir pour rendre la science liée au changement climatique accessible. J’ai aussi l’occasion de rencontrer des chercheurs et des chercheuses qui sont passionnant.e.s.

GV : La possibilité de remettre en question en permanence mes croyances. Des croyances qui se sont construites tout au long de ma vie, qui constituent mon corpus de connaissances et qui sont donc difficiles à ébranler. Cette possibilité tangible, que la science me donne, de démonter pour reconstruire de manière plus appropriée les règles du jeu de la vie, rend mon travail électrisant.

Avez-vous toujours voulu être « femme de science » ? Comment cela vous est-il venu ?

GV : J’ai toujours regardé avec respect et admiration les figures de scientifiques que l’école d’abord, puis les livres et la télévision me montraient. En revanche, il m’a fallu beaucoup plus de temps pour me défaire de cette idée du scientifique masculin aux cheveux blancs, sérieux et en blouse blanche, et pour trouver une vision entièrement personnelle du scientifique. Une version qui pouvait sortir des sentiers battus, être unique et au final être la mienne.

VP : Au départ je souhaitais être vétérinaire à la campagne mais mon "environnement familial proche" à l’époque m’a fait comprendre que ce n’était pas un métier pour une femme alors je me suis tournée vers les sciences certainement parce que j’avais quelques aptitudes !

HL : Mes parents m’avaient abonnée à Science et vie junior, mon père est fan de science-fiction, et je dévorais tous les documentaires scientifiques que je pouvais. J’ai grandi en voulant travailler au MIT (aha), donc oui, ça m’est venu assez tôt. En grandissant je me suis rendue compte que dans ce monde que j’idéalisais, il n’y avait pas vraiment de place pour moi, de modèle de femmes. Ça m’a encore plus donné envie d’y aller, pour aller là où on ne m’attendait pas. Ensuite ça m’a fatiguée....

Le 11 février célèbre la journée internationale des femmes et des filles de science, qu’est-ce que cela vous inspire ?

VP : Une nécessité mais aussi de la tristesse qu’on en soit toujours là à devoir organiser une journée spéciale.

GV : Pour moi, chaque jour est l’occasion de s’inspirer des femmes qui changent et ont changé notre façon de voir le monde. Au quotidien, sur mon temps libre, j’écoute et je lis des articles sur des femmes qui, dans différents domaines, ont fait la différence. C’est motivant et énergisant de savoir qu’on peut apprendre de femmes qui n’ont pas été suffisamment reconnues pour leur travail et leur art. Et j’essaie de l’appliquer au domaine scientifique du mieux que je peux.

HL : C’est un sujet globalement oublié tout le reste de l’année. Cette journée me rappelle que c’est le jour de mise en lumière d’une situation que vit toute une partie de la communauté scientifique, au quotidien. Et que tous les autres jours, quand une femme scientifique ose parler de sa situation, on la taxe « d’extrémiste », de « casseuse d’ambiance », de « féminazi » (où juste de féministe, pour les gens pour qui c’est une insulte). Ça m’inspire de la colère, ça me révolte de voir nombre de mes amies découragées, fatiguées par leurs expériences de scientifique ou qui, tout simplement, ne se sentent même pas concernées par être une « femme dans les sciences » alors qu’elles font partie de la communauté visée. Mais la case qu’on imagine est trop petite pour toutes nous accueillir j’imagine.

Dans votre quotidien, qu’est-ce que ça signifie d’être une scientifique ?

VP : Peut-être de la curiosité, une certaine ouverture d’esprit pour beaucoup de choses et un besoin d’analyser et de comprendre les choses par soi-même

GV :
Discuter, partager des idées, mettre en doute nos croyances, essayer de réinventer nos pensées. C’est tout ça pour moi être une scientifique et je me sens chanceuse de pouvoir appeler cela mon travail. Chanceuse, même si j’ai dû travailler dur pour en faire l’œuvre de ma vie.

HL : Être une scientifique au quotidien, pour moi, c’est être tiraillée entre tout ce que j’aime dans les sciences, c’est-à-dire apprendre, découvrir, être curieuse, travailler en équipe et tout ce qui me pèse : le milieu social lié à la science, un monde majoritairement masculin et macho. Je partage ce point de vue avec beaucoup d’amies. Pour nous, être scientifiques, être étudiantes en école d’ingénieur a voulu dire nous battre contre un système qui nous répète que nous ne sommes pas légitimes. Ça ne nous empêche pas d’aimer ce que nous faisons, d’aimer les sciences, de vouloir continuer à travailler dans les sciences, d’avoir de bonnes expériences par ailleurs. Mais ça en décourage certaines, ça en fait abandonner d’autres.

Avez-vous une anecdote à raconter sur votre cursus/carrière ?

GV : Peu après mon installation à Paris, après avoir obtenu un poste de professeure et de cheffe de laboratoire, un rêve pour lequel j’ai lutté toute ma vie, une femme professeure m’a demandée si j’avais déménagé ici par amour pour un homme. Je me demande si la même question a déjà été posée à un homme dans la même situation que moi… Et je me demande souvent si les choses qui m’arrivent pourraient arriver à un homme.

VP : Une anecdote amusante sur la place des femmes en science. Il y a, à peu près 10 ans (je venais d’être nommée professeure après 15 ans de carrière), un expert, présent comme moi à un comité d’expertise de la recherche chez un industriel, est venu me demander s’il y avait du café de prévu pendant la réunion. Sa question lui paraissait logique car j’étais la seule femme présente à cette réunion et donc forcément assimilable à l’assistante préposée au café ! Je lui ai dit que je n’en savais rien, ce qui a fini de l’énerver devant tant d’incompétence de la part de cette assistante… J’ai donc attendu le tour de table pour me présenter en le regardant bien dans les yeux, dans lesquels j’ai pu voir heureusement une certaine gêne.... enfin !

HL :
Le moment le plus fort pour moi a été l’organisation de PC Témoigne, qui a créé un groupe de sororité au sein de l’ESPCI, des femmes scientifiques qui se retrouvent pour partager ensemble des difficultés spécifiques liées à leur statut. L’une des expériences les plus enrichissantes et bouleversantes à laquelle j’ai eu l’occasion de participer.

Dans votre carrière/cursus, avez-vous rencontré des difficultés liées à votre genre ? 

VP : Oui à de très très nombreuses reprises : des propos déplacés (on appellerait cela du harcèlement moral aujourd’hui), des comportements limites, des retards/difficultés de promotion … on ne peut jamais l’affirmer mais... La difficulté aussi en tant que femme à gérer des étudiants étrangers de culture différente où la place de la femme est bien pire qu’en France. Se faire accepter au début en tant que responsable d’équipe par certains hommes plus âgés que vous… Le sentiment de ne pas être écoutée avec autant d’attention que si j’étais un homme dans certains comités.

HL : Je dirais même que mon expérience dans les sciences découle entièrement de mon genre. J’ai la chance de ne pas subir d’autres oppressions qui auraient rendu mon expérience encore différente. Ce que je veux dire par là, c’est qu’en dehors des cas « visibles » de discriminations, qu’il est relativement accepté de pointer du doigt, il existe des conditions d’existences spécifiques et limitantes au fait d’être une femme en science. Beaucoup de mes
amies scientifiques ne se sont jamais senties légitimes ou en droit d’être là. La faute à quoi ? Aucune ou très peu de représentations diverses sont proposées. Comment oser se sentir le droit de faire des erreurs en science quand on nous rabâche dans les livres, les films, la musique, que les femmes sont stupides. C’est pourtant ça la recherche : faire des erreurs. Or, en tant que femme, on préfère trop souvent vérifier à mille reprises ce qu’on avance, même pour simplement réaliser des tests, histoire de ne pas entacher encore plus la représentation des femmes. Nous avons à prouver, en plus de notre propre compétence, celle du groupe général des femmes. On nous le rappelle bien trop : avant d’être des scientifiques, nous sommes des femmes.
Des femmes avec un cerveau, mais aussi, visiblement, un corps. Evoluer dans le milieu scientifique en tant que femme c’est se manger des remarques pourries, des blagues déshumanisantes, parfois du harcèlement ou des agressions, parfois pas. Chaque expérience de femme scientifique est unique mais toutes peuvent être reliées aux dynamiques existantes dans notre société.

GV : Pendant mes années d’université, la biologie était un "truc de fille". La grande majorité des étudiants de mon cours étaient des femmes. Mes expériences en laboratoire m’ont montrées un monde encore dominé par les femmes. De plus, le fait d’avoir eu la chance d’avoir un directeur de recherche de sexe féminin m’a donné l’impression que tout ce battage sur l’inégalité des sexes était exagéré. J’ai appris à mes dépens à quel point j’étais aveugle. Quand vous montez d’un échelon, les pourcentages s’écroulent comme par magie. Maintenant, je dois rattraper mon retard, comprendre et faire. Pour contribuer, à ma petite échelle, à changer les choses.

Quel message souhaiteriez-vous adresser aux jeunes générations, ou même à vos collègues/camarades de promotion ?

VP : Résistez cela en vaut la peine mais le combat est très loin d’être fini pour la place des femmes en sciences et de manière générale dans la société ! Notre éducation nous a conduit à nous auto-limiter dans nos possibilités, à douter de notre potentiel, à nous remettre sans arrêt en question et à douter du fait que l’on mérite certaines positions. C’est contre cela qu’il faut se battre. On a un rôle important en tant que mère dans l’éducation de nos filles (et de nos fils), à jouer pour ne pas reproduire ou au moins entretenir le système. Les hommes sont surtout responsables dans tout cela d’entretenir un système qui leur convient !

HL : Aux femmes scientifiques isolées qui en souffrent, regroupez-vous. Ensemble il est possible de partager nos expériences et de se sentir comprises, soutenues. C’est une aide qui peut tout changer. A tous les autres, ne vous sentez pas personnellement attaquées quand des femmes se regroupent pour parler de leurs expériences. Regardez la composition des laboratoires, des classes, regardez le nombre de professeures femmes, de « grands scientifiques ». Nous regrouper, parler de nos expériences, c’est juste réussir à faire exister des expériences trop souvent décrédibilisées.

GV : J’ai tellement à apprendre de la nouvelle génération, des filles et des garçons qui ne s’intègrent pas, qui s’agitent, qui font tant pour montrer une nouvelle image de la société, qui font du bruit. Pour ma génération, il est plus difficile d’ébranler les modèles et les concepts traditionnels. Les femmes manquent d’exemples auxquels aspirer. Notre cerveau fonctionne en recueillant des informations extérieures, en formant des schémas à partir de ces informations, puis en comparant les nouvelles informations à ces schémas. La société ne m’a pas donné suffisamment d’exemples de femmes scientifiques pour créer ce schéma, et je les ai toujours considérées comme des exceptions, des cas uniques, des carrières inaccessibles. Le travail que nous devons faire pour nous convaincre d’abord, que nous pouvons le faire, demande beaucoup d’énergie. Pour l’instant, mon conseil est de ne pas se décourager. Mais un jour, j’espère que ce conseil ne sera plus nécessaire.

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