L’institut Langevin : un modèle atypique et innovant

 
08/06/2020

En 2019, l’Institut Langevin a fêté ses 10 ans. Ce laboratoire unique, où l’on mène des recherches sur tous les types d’ondes, est une référence mondiale dans le domaine, mais aussi un lieu où recherche fondamentale et innovation se nourrissent mutuellement. C’est ce que nous expliquent Arnaud Tourin, directeur de l’Institut, et Daphnée Raffini, directrice de son pôle Innovation, structure originale créée au sein du laboratoire dans le contexte du Labex WIFI.

Quelles sont les thématiques développées à l’Institut Langevin ?


AT : L’institut Langevin rassemble des physiciens intéressés par tous les domaines de la physique ondulatoire, depuis l’acoustique jusqu’à l’optique en passant par les vagues et les micro-ondes. Notre objectif premier est de percer les secrets de la propagation de ces différents types d’ondes, en particulier lorsqu’elles se propagent dans des milieux hétérogènes complexes. A partir de ces recherches très fondamentales, nous concevons des instruments originaux pour manipuler les ondes. Nous ne nous interdisons aucun domaine d’application, depuis l’imagerie et la thérapie médicales jusqu’à la géophysique en passant par la biologie, les télécommunications ou encore le contrôle non destructif des matériaux.

Quelle est la philosophie du laboratoire ?

AT : Allier, dans un esprit très interdisciplinaire, physique fondamentale du meilleur niveau, développement instrumental et création d’entreprises.

DR : Je traduirai par ces mots : servir la Connaissance, l’approfondir, la partager et la défendre.

Comment concilier recherche fondamentale et innovation que certains opposent parfois ?

AT : Pasteur disait : « rien ne naît de rien, ou alors ce rien est déjà quelque chose ». La recherche fondamentale est le terreau fertile de l’innovation. C’est pour aider à transformer les nouvelles connaissances issues de cette recherche fondamentale en innovations de rupture et à assurer leur valorisation, notamment par la création de start-ups, que nous avons décidé de créer un pôle Innovation. Cette création a été rendue possible grâce au soutien du CNRS et de l’ESPCI et au financement Labex que nous avons obtenu en 2011 pour notre projet WIFI (Waves and Imaging : from Fundamentals to Innovations). En retour, nous bénéficions des appareils uniques au monde commercialisés par les start-ups nées du laboratoire et de crédits flexibles (notamment via les royalties) qui nous aident à faire de nouvelles percées en physique fondamentale. La boucle est ainsi bouclée.

DR : Les deux forment l’avers et le revers d’une même médaille. L’opposition est infondée car ils sont intrinsèquement liés en s’alimentant l’un l’autre. En revanche, la distinction est nécessaire pour en appréhender leurs utilités ou usages. Mais en réalité, l’innovation transcende le concept de recherche car l’innovation n’est pas que technologique.

Qu’est-ce qu’apporte la présence d’une juriste spécialiste de l’innovation à l’Institut ?

AT : Daphnée joue un rôle majeur en accompagnant les chercheurs tout au long du processus de valorisation, depuis l’idée qui germe dans leurs cerveaux jusqu’à la création d’une entreprise, en passant par toutes les étapes intermédiaires que sont le dépôt de brevet, la recherche de financements et l’identification d’un CEO. Ce modèle a conduit depuis 2012 à la création de 7 start-ups (dont 5 incubées à PC’Up), avec une centaine d’emplois à la clé. Elles s’ajoutent aux 5 entreprises qui avaient été précédemment créées par les chercheurs des deux laboratoires de l’ESPCI (laboratoire Ondes et Acoustique et laboratoire d’Optique Physique) qui ont fusionné en 2009 pour donner naissance à l’Institut Langevin.

DR : Il est assez insolite qu’une juriste vive au quotidien au milieu de physiciens dans un laboratoire public en France. Les physiciens de l’Institut Langevin aiment à observer la nature alors que je me passionne pour l’étude des sociétés et les interactions entre personnes physiques et morales via le prisme des Humanités. Nous observons le monde de manières différentes mais complémentaires. Et nous avons des points communs comme aimer les milieux complexes. Il n’est qu’à regarder l’écosystème de l’innovation en 2020. Et puis, je connaissais très bien l’Institut pour avoir, depuis 2004, accompagné certains de ses chercheurs sur ces mêmes sujets dans un contexte différent.

Comment se déroule l’accompagnement d’un/e chercheur/se qui aurait une idée à valoriser ?

DR : Il n’existe pas d’accompagnement type car je pratique le sur-mesure en fonction du chercheur et du projet à valoriser. Le champ des possibles recouvre des réalités innombrables et, pour reprendre une locution latine utilisée en droit, oblige à un management in concreto. Les besoins des chercheurs diffèrent en effet en fonction de leur expérience, de leur façon de se projeter, de leur propension à s’adapter et de leur aptitude à comprendre d’autres mondes que le leur. Ce qui prime, c’est que le/la chercheur/se s’approprie son projet. Mais, il faut bien sûr aussi tenir compte des différentes structures susceptibles de valoriser le projet, à l’aune de leur offre de service et de leurs procédures. Enfin, l’implication de tiers (laboratoires et/ou sociétés français ou étrangers) est bien sûr une variable importante à prendre en compte.

Comment expliquez-vous le succès d’une stratégie singulière comme la votre ?

AT : La base de notre succès est une recherche fondamentale d’excellence. Mais cela ne suffit pas pour innover. Une des principales difficultés est de parvenir à faire travailler de concert des acteurs de mondes différents qui ont parfois du mal à se comprendre : chercheurs, service partenariat et valorisation du CNRS, CNRS Innovation, PSL valorisation, entrepreneurs, sociétés de capital risque,…C’est à ce travail d’orchestration que s’attelle notre pôle Innovation auquel nos tutelles ont accordé une large autonomie d’action, notamment pour la négociation de partenariats. Mais rien n’est définitivement acquis dans l’écosystème dans lequel nous évoluons, si complexe et si mouvant.


DR : La recherche fondamentale nous permet de produire de belles innovations de rupture. Les chercheurs de l’Institut Langevin peuvent ainsi « offrir au monde » de véritables technologies disruptives et non pas des produits purement marketing. Cependant, pour expliquer la réussite de notre stratégie, je placerais l’Humain avant la science et la technologie !. Notre modèle repose en effet avant tout sur un collectif de femmes et d’hommes qui, dans le sillage des fondateurs de l’Institut Langevin, ont développé le goût d’entreprendre et ont appris à interagir avec une multiplicité d’acteurs.

Quels sont les projets en cours à l’IL en matière d’innovation ?

AT : Nous avons trois projets de création d’entreprise dans le domaine de la santé. Un premier projet porte sur la conception d’un appareil révolutionnaire pour le diagnostic ophtalmique qui repose sur un procédé d’imagerie par tomographie optique à très large champ, sans contact et à très haute résolution. Cet appareil a été développé par Claude Boccara et son équipe en collaboration avec l’Institut de la Vision. Il va être testé dans le cadre du projet ERC-POC ODYSSEUS porté par Mathias Fink, l’un des 54 projets lauréats du premier appel de l’ERC Proof of Concept 2020. Dans le même domaine, un second projet d’imagerie laser Doppler computationnelle de la rétine, porté par Michael Atlan en collaboration avec l’Institut de la Vision, a intégré le programme d’accompagnement RISE du CNRS. Enfin, le troisième projet entre particulièrement en résonance avec l’actualité puisqu’il concerne le développement d’une caméra ultrasonore ultrarapide qui peut observer à distance les vibrations sonores induites par les vocalises d’un patient sur son thorax. C’est un appareil sans contact et bon marché qui se comporte comme plusieurs centaines de stéthoscopes virtuels, ce qui est particulièrement intéressant pour la détection et le suivi régulier des pathologies respiratoires du COVID. Ce projet, porté par Ros-Kiri Ing et Mathias Fink, repose sur une collaboration avec l’Hôpital de la Pitié Salpêtrière.

DR : il existe 2 autres projets en parallèle, soit un total de 5 projets de création d’entreprise en cours.

Témoignage : Mathias Fink, une vie de découvertes et d’inventions


Professeur à l’ESPCI Paris-PSL sur la chaire George Charpak, Mathias Fink est membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Technologies. Il a été Professeur au Collège de France sur la chaire d’Innovation Technologique. En 2009, il a fondé l’Institut Langevin dont il a été le premier Directeur.
Il revient pour nous sur une carrière exceptionnelle, riche de découvertes fondamentales qui ont donné naissance à différentes sociétés et créé plusieurs centaines d’emplois.


Mon parcours est plutôt atypique et franchement pluridisciplinaire. Après une licence de math et une thèse en physique du solide, mon intérêt pour l’archéologie sous-marine m’a poussé à explorer le domaine de l’holographie acoustique pour faire des images des objets enfouis dans les sédiments. Les financements n’étant pas au rendez-vous, j’ai bifurqué vers l’imagerie du corps humain mais j’ai vite compris les limites de l’holographie pour observer l’intérieur d’un organe. J’ai alors élaboré un nouveau concept qui combinait holographie et échographie : celui de l’imagerie ultrasonore ultrarapide par « retournement temporel ». A l’époque (en 1977) une telle machine était impossible à réaliser du fait des performances des mémoires électroniques et j’ai d’abord travaillé sur un projet moins ambitieux qui a quand même donné lieu à la fabrication du premier échographe à haute résolution capable de fonctionner en temps réel (50 images/s).
Mon idée initiale de machine à « retournement temporel » fut oubliée et il fallut attendre dix ans pour que la technologie soit au rendez-vous. C’est alors que j’ai poussé un nouveau concept celui de « miroir à retournement temporel » qui permettait physiquement de faire revivre à une onde ultrasonore sa vie passée, quel que soit la complexité du milieu de propagation. A mon arrivée à l’ESPCI en 1990 en même temps que j’ai créé le Laboratoire Ondes et Acoustique, j’ai d’abord développé deux applications de ces miroirs : la destruction des calculs rénaux et la thérapie ultrasonore du cerveau. Puis, je suis revenu à ma vieille idée de l’imageur ultrarapide « par retournement temporel » et en 1998 avec mon étudiant Laurent Sandrin nous avons fabriqué cet imageur qui donnait 10 000 images /sec. Il a permis de filmer pour la première fois le champ vibratoire de cisaillement qui existe à l’intérieur du corps humain, ce qui donne accès à des images complètement nouvelles de l’élasticité et de la viscosité des tissus. Nous avons alors inventé les concepts de « Transient Elastography » et de « Shear Wave Elastography » qui ont donné lieu à la création d’une première société Echosens qui commercialise le Fibroscan puis plus tard, avec Jeremy Bercoff et Mickaël Tanter, à une deuxième société Supersonic Imagine qui commercialise l’Aixplorer.


Parallèlement à cette recherche médicale, ma formation de physicien me poussa à chercher à comprendre les limites de la réversibilité des ondes. Avec mes étudiants Arnaud Derode, Arnaud Tourin, Carsten Draeger, Julien de Rosny et Geoffroy Lerosey nous avons découvert une propriété fabuleuse des ondes : plus le milieu de propagation est complexe, diffusant ou chaotique, plus il est facile de faire une expérience de renversement du temps, en totale contradiction avec ce qui se passerait pour une particule. On a alors accès à des phénomènes de super-résolution et on peut bâtir des antennes virtuelles géantes. Les applications sont très nombreuses aussi bien pour les télécommunications électromagnétiques et acoustiques qu’en imagerie optique et acoustique des milieux diffusants. De là sont nées les sociétés Sensitive Object et Time-Reversal Communications. C’est aussi à ce moment, qu’à l’ESPCI, nous avons imaginé avec Claude Boccara regrouper nos forces dans tous les domaines des ondes (acoustiques, électromagnétiques et optiques) en créant l’Institut Langevin. C’est dans ce contexte, qu’en travaillant sur le façonnage des ondes optiques avec des modulateurs spatiaux de lumière à cristaux liquides, nous avons eu l’idée avec Geoffroy Lerosey de développer l’équivalent pour les ondes électromagnétiques sous la forme de métasurfaces contrôlables, véritables miroirs intelligents capables de façonner et contrôler le champ électromagnétique dans n’importe quel environnement. Nous avons alors créé la Société Greenerwave avec l’ambition de révolutionner le monde des antennes et des télécommunications. Avec tous les outils que nous avons développés à l’Institut Langevin, on peut maintenant revenir à l’archéologie et avec Alexandre Aubry, Xiaoping Jia et Arnaud Tourin nous commençons à tester les techniques de retournement temporel pour la détection d’objets enfouis dans le sable !

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