Lorsqu’on racle une meule de Tête de Moine avec l’outil traditionnel appelé Girolle, le fromage se transforme en fines rosettes plissées, semblables à des fleurs. Au-delà de leur attrait esthétique, ces « fleurs de fromage » offrent une expérience gustative unique grâce à leur texture aérée. Mais comment une simple action mécanique peut-elle produire une forme aussi complexe ?
Une équipe de chercheurs [1] a mené l’enquête sur ce phénomène singulier. Cette recherche est le fruit d’une collaboration originale entre deux laboratoires de l’ESPCI Paris - PSL : le laboratoire PMMH (Physique et mécanique des milieux hétérogènes) et le laboratoire SIMM (Sciences et ingénierie de la matière molle). En observant de près la découpe du fromage, ils ont montré que la déformation des copeaux résulte d’un processus plastique : le fromage ne se plie pas de manière élastique comme une feuille de papier, mais subit une transformation irréversible, comparable à celle observée dans la découpe des métaux.
La clé de la formation des fleurs réside dans une contraction inégale du fromage pendant la coupe. En mesurant la manière dont les copeaux se contractent selon la distance au centre, les chercheurs ont mis en évidence une forte réduction de longueur dans la zone centrale du fromage, alors que la périphérie reste presque intacte. Cette variation de « métrique » génère une frustration géométrique qui pousse le copeau à se plisser en une forme tridimensionnelle, comme une feuille trop grande pour une surface plane.
Mais d’où vient cette contraction différenciée ? La réponse est surprenante : elle ne dépend pas tant des propriétés mécaniques du fromage (élasticité, résistance, etc.) que de la variation du frottement entre le fromage et la lame. Près de la croûte, le fromage est plus sec et glisse mieux ; au centre, il est plus collant. Ce gradient de frottement modifie subtilement l’angle de cisaillement pendant la coupe, entraînant une contraction plus forte au cœur du fromage. Résultat : un copeau dont les bords sont presque plats, mais dont le centre se replie et s’enroule, donnant naissance à la fleur.
Ce mécanisme de morphogenèse par cisaillement plastique inhomogène ouvre des perspectives bien au-delà du fromage. Il pourrait inspirer de nouvelles stratégies de mise en forme pour des matériaux souples ou métalliques, notamment en jouant sur le frottement pour induire des formes complexes. Un simple raclage pourrait alors suffire à sculpter des motifs élaborés dans la matière.
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Contact :
Communication scientifique de l’ESPCI Paris – PSL : Paul Turpault
Références :
Morphogenesis of Cheese Flowers through Scraping, J. Zhang, A. Ibarra, B. Roman and M. Ciccotti, Phys. Rev. Lett. 134, 208201 – Published 21 May, 2025
https://doi.org/10.1103/PhysRevLett.134.208201